L'AVENTURE … LA VRAIE !
Les préparatifs d'un grand voyage s'étudient longtemps à l'avance. Il en était de même pour émigrer rituellement de Lyon à Lavangeot pour les grandes vacances...soit 200 kilomètres en train.
Dès le mois de mai, mon père commençait à faire l'inventaire de son attirail de pêcheur. Il montait lui-même ses lignes et ses hameçons. Se renseignait sur les nouveautés halieutiques : bouchons spéciaux suivant le vent, fil de nylon supposé invisible. Ainsi j'ai appris les règles de base de la pêche à la ''passée'' ou à ''fond'' avec mon père, sur la grande table de la salle à manger. Mais cela n'était qu'un hors-d’œuvre indispensable à une bonne préparation mentale et psychique. Le corollaire impératif était aussi d'acheter l'indicateur ''CHAIX'' annuel, où l'on trouvait tous les horaires SNCF de France et Navarre... on y trouvait même les correspondances pour l'étranger. Le consulter était une évasion préliminaire avant le grand départ bien réel prévu vers le 14 juillet. Ce monument de la littérature ferroviaire était la bible de mon père. Chaque année il s'essayait à trouver un temps de parcours inférieur à celui de la dernière fois.

Quant à maman, elle n'était pas en reste. Courant juin elle prenait une grande décision réjouissante. Oui ! Elle demandait que l'on descende la grande malle en osier qui nous attendait depuis neuf mois dans la poussière du grenier. Une merveille cette malle avec trois grands compartiments superposés, où s'engouffraient literie, lingerie, vêtements et autres nécessaires pour deux mois.
Mais le souci permanent de notre mère, visait surtout à s'assurer de la clémence de l'au-delà pour notre séjour jurassien. Elle auscultait saintement les signes visibles et prémonitoires de la météorologie religieuse.
Sa logique l'invitait à penser que pour avoir quelques certitudes sur l'avenir, il fallait d'abord laisser passer les saints de glace : Mamert, Pancrace et Gervais honorés les 11, 12, 13 mai. On pouvait déjà se forger une opinion, quoique... elle attendait quand même les ''Rogations'' pour être sure que dans notre jardin on trouverait en abondance des pommes, des mirabelles, des reines-claudes, des groseilles, des cassis, et peut être la floraison d'un cyclamen sauvage tapi dans les racines du tilleul.
Même si certaines années les saints de glace étaient sibériens et les ''Rogations'' diluviennes, les vacances n'étaient jamais remises en cause car le 8 juin à la Saint Médard tout pouvait être réétudié positivement. Car le proverbe disait :
''Quand il pleut à la Saint Médard, il pleut quarante jours plus tard''. Ma mère n'a jamais pu m'expliquer s'il allait pleuvoir pendant quarante jours – comme dans le bible – ou si on aurait beau temps pendant quarante jours et qu'il pleuvrait brutalement le quarante et unième jour. Bref ! Avec les saints il y a toujours une échappatoire car : ''à moins que Saint Barnabé, le onze juin, vienne lui couper le nez'' (à Saint Médard bien sûr). Qu'est-ce qu'il venait faire ce Saint Barnabé ? Est-ce qu'il remettait les pendules climatiques à zéro ou contredisait Saint Médard ? Mon exégèse des saints proverbes m'a depuis rendu bien perplexe.
Quoiqu'il en soit, ma mère en prise à une équation à de multiples inconnues, se réfugiait dans un regain de prières à la messe de sept heures tous les vendredis de juin.
Sa Foi inébranlable dans la sagesse divine, lui disait que son mari pourrait aller à la pêche sous le soleil, et que les fruits du jardin ne seraient pas répandus sur le sol. Tout de même le Seigneur ne peut pas être un ingrat quand on a fait le maximum ! Ouf ! Tout était prêt pour le grand voyage.
Tout doucement on se rapprochait de la date fatidique. La vielle malle en osier, bientôt pleine à ras bord, nous indiquait un départ imminent. Il ne restait plus qu'à contacter la messagerie pour venir prendre les bagages lourds, dont la malle en osier et nos bicyclettes, pour retrouver notre attirail en gare de Moulin-Rouge. Au dernier moment on préparait un solide en-cas prévu pour meubler notre interminable attente en gare de Dijon.
Et voilà le jour dit, on attendait notre train en gare de Perrache...en avance, bien sûr. Et le convoi, tiré par une locomotive à vapeur crachante et tonitruante, s'approchait du quai. C'était un vrai train de grande ligne, avec première classe, deuxième classe, et troisième classe aux tarifs différents.
Petit va et vient pour trouver nos places réservées, installation joyeuse dans le compartiment et dernières recommandations. Ne pas pencher la tête en dehors pour ne pas risquer une escarbille dans l'œil... Bien fermer les fenêtres lorsque le train arrive dans un tunnel... pour que les noires fumées et autres vapeurs n'entrent pas dans le compartiment.
Dès le départ du convoi, notre chat qui coulait des heures difficiles dans sa panière, se mettait à miauler comme un écorché vif. Tous les voyageurs du wagon s'inquiétaient du sort de la pauvre bête... pour notre part on faisait semblant de ne pas être dérangé par ses cris. Et puis, de temps en temps, je m'autorisais en parfaite décontraction à décocher des coups de pied dans la panière du chat, pour le faire taire. Résultat très provisoire, car cinq minutes après il miaulait de plus belle !
Le trajet Lyon-Dijon était relativement rapide avec peu d'arrêts dans les gares. Mon père fier d'avoir une montre avec chronomètre, se faisait un plaisir de calculer la vitesse du train. On frisait parfois les cent kilomètres heure. Incroyable ! Regain admiratif et unanime de tout le compartiment, qui appréciait les exploits techniques de la SNCF. Non loin de Chalon sur Saône, il ne fallait pas manquer de contempler dans un pré, un immense mémorial à la gloire de Nicéphore Niepce, l'inventeur de la photographie. Par contre de Dijon à Dole, c'était une interminable galère, car la ''Micheline'', où le train fait de wagons rustiques aux sièges en bois, s'arrêtait dans toutes les minuscules gares. Il y stationnait entre cinq et dix minutes. Ce chemin de croix ferroviaire nous laissait ainsi tout le loisir d'apprécier ces gares mémorables :

Nous arrivions fourbus et énervés à Dole où il fallait encore attendre, un certain temps, la correspondance pour Besançon. Bref, on arrivait quand même à Moulin-Rouge . Il ne restait plus qu'à parcourir deux kilomètres à pied pour atteindre notre maison de Lavangeot. Enfin ! On respirait avec avidité les arômes boisés de la forêt, avant de tourner la clé de notre porte. Notre maison orpheline pendant dix mois se révélait accueillante... mais c'était dans notre esprit, car il n'y avait que le confort du dix huitième siècle. Dès notre entrée, une légère odeur de moisi nous rappelait que l'hiver, comme tous les ans, avait été rude. S'y mêlaient les odeurs des reliquats de feux de bois éteints. Les murs de pierre nous rappelaient les ancêtres qui nous avaient précédés.
Tout était parfait, dans nos racines et bien chez nous.
MAX BERNARD
LA PREMIERE FOIS

C'était au mois de juillet, j'avais neuf ans et je découvrais un monde inconnu. Et quelle découverte ! Quand je pénétrais avec mes parents dans notre domaine ancestral de Lavangeot.
A l'entrée de la propriété, à l'ombre d'un tilleul
noueux et odorant, on restait presque assourdi par le bruissement de mille
insectes. Des herbes folles nous caressaient les jambes, et la bâtisse aux
volets verdâtres se dévoilait, nous toisait au bénéfice de son âge respectable.
Quels mystères s'y cachaient ? Entre curiosité et appréhension,
j'emboitais le pas à ma mère qui s'escrimait à faire tourner la clé dans une
vieille serrure rouillée et récalcitrante.
Sitôt entré dans ce lieu humide, froid, mais personnalisé
par mille objets familiers (de la vie journalière), je me mis à fureter dans
tous les coins et recoins, soupentes et réduits, à la recherche de je ne sais
quoi... peut-être des surprises merveilleuses de conte de fées.
Pourquoi ces vieux journaux jaunis :''Le Petit
Journal'', ''L'illustration'', ''Le catalogue de la manufacture de
Saint-Etienne'', etc...Des réponses laconiques m'initiaient peu à peu. Ainsi
mon grand père issu des tréfonds de la forêt de Chaux, chasseur atavique
fabriquait lui-même ses cartouches avec le matériel et les accessoires fournis
par Manufrance.
Pourquoi cet œilleton vitré dans la porte de la salle
à manger. J'avais appris qu'il datait du temps des Prussiens en 1870, où les
militaires avaient réquisitionné la maison. Les propriétaires, nos ancêtres
avaient été confinés dans une seule pièce où ils pouvaient être surveillés
sournoisement à chaque instant.
Pourquoi tous ces vieux papiers jaunis, dans une
grande malle ? C'est la mémoire écrite de notre famille depuis plus de
trois siècles.
Pourquoi tous ces tableaux accrochés dans différentes
pièces ? C'est l'œuvre d'un arrière grand oncle, peintre et élève de Rosa
Bonheur?
Et pourquoi les toilettes au fond du jardin, des
bruits curieux venant du grenier, des graffitis dans la grange, un évier sans
arrivée d'eau, des lampes à pétrole un peu partout...etc...
C'était une initiation bien limitée, par rapport à
toutes les découvertes que j'allais faire dans un village d'une centaine
d'habitants voués à l'agriculture et l'élevage. Très vite je rencontrais des
jeunes de mon âge, issus de famille de paysans.
Ils me firent voir des merveilles.
Je me souviens d'une ferme habitée par des cousins que
le jeune fils me fit visiter.D'abord une grande maison en pierre, avec dépendances
attenantes : écurie, grenier à foin, hangar, poulailler, soue à cochons,
clapiers, et différents réduits pour réserves alimentaires. A peine entré dans
la pièce principale, qui était en même temps une cuisine et une salle à manger,
il se dégageait des odeurs inimitables. S'y mêlaient avec des relents de
cuisine, des odeurs subtiles de foin coupé, d'écurie et de feu de bois.
Dans cette grande pièce trônait une grande table en
bois patiné, flanquée de deux bancs et quelques chaises. Au fond dans un angle
aux murs noircis par les fumées, une grosse cuisinière en fonte ronflait en
permanence. C'était le seul moyen de chauffage et de cuisson, et de production
d'eau chaude. Sur le mur opposé, à coté de la porte d'entrée, se trouvait un
grand évier rustique encastré dans le mur. Pas de robinets, mais un petit trou
dans la paroi pour évacuer les eaux usées qui ruisselaient dans la cour et
rejoignaient vaille que vaille le tas de fumier. L'eau potable n'était
disponible que dans les trois puits communaux.

Près de la porte, sur le sol fait de pierres mal
équarries, on voyait sagement alignés plusieurs paires de sabots en bois de
différentes pointures. Dans un recoin, un grand balai composé de solides
brindilles séchées, me faisait penser au caricatural balai de sorcière. Il
servait au grand nettoyage du sol et des abords. Juste à coté, un autre balai
plus petit, genre plumeau était réservé pour le dépoussiérage intérieur plus
minutieux. Il était fabriqué à partir d'une graminée, genre roseau, qui une
fois éclose vers le quinze août ressemble à un plumet rosâtre, souple et
solide. Plusieurs tiges assemblées ensemble donnent ce qu'ils appelaient le
''balai-doux''. D'autres disaient que c'était le ''balai-d'août''.
J'entraperçus très rapidement une chambre à coucher. A
la campagne c'était un lieu intime et secret, mais je vis dans la pénombre
l'exiguïté et la rusticité de la pièce. Seulement un lit, un petit meuble et
son globe de mariée ; au mur des grandes photos jaunies et bien encadrées, de militaires
certainement valeureux de 1870 ou 1914. Et puis quelques lampes à pétrole
indispensables car la chambre n'avait qu'une minuscule fenêtre...
La maison d'habitation avait un accès direct avec le
grenier à foin et l'écurie. Toute construction utile et pratique à la vie des
humains et des animaux était attenante à la maison.
Initié par leur habitat, je le fus vite aussi sur le
mode de vie. Leurs travaux étaient rythmés par les saisons, le soin des animaux
et surtout des vaches laitières, les récoltes, la batteuse, l'abattage des bois
de chauffage...
Leurs savoir-faire ancestraux n'étaient que le
résultat d'un bon sens pratique et astucieux. J'en concluais que le Credo du
paysan se résumait à cette trilogie : la terre, les animaux, la sueur...