Par Joseph GAVEAU
Le lieu est situé
sur la grande Voie Romaine Besançon-Chalon établie au Ier siècle de notre ère.
Cette route, toute droite, est à peu près dans l’alignement des châteaux d’eau
de Lavans et Rochefort. Cette voie franchissait la vallée de l’Arne grâce à un
ponte n bois.
Souvenons-nous qu’il n’y avait à
cette époque, ni chemin de fer, ni canal. L’endroit étant jugé tratégique, il y
eut, dès le XIIème
siècle,
un péage (déjà !). On sait qu’au XIVème siècle, le pont était «portion » de la
Seigneurie d’Orchamps, le fermier étant Aimé Martenet d’Orchamps.
En 1530, un Dolois,
Louis de Montureux(Alias Louis Rousset), obtint licence pour établir un « moulin,
foule, bapteur, rasse à tirer le bois (scie) » ainsi que le droit de placer là un
petit bateau sur le Doubs. Vers la fin du XVIème siècle, le pont en bois étant arrivé
en fin de vie, il fut remplacé par un pont en pierre et la route s’incurva pour
passer la champée de l’étang qui existait sous le pont de bois. A ce jour, en
peut encore deviner la route avec ses virages. Le moulin du Pont fonctionnait
le long de
l’Arne avec une chute d’environ huit
mètres. On signalait une force motrice de vingt-cinq chevaux. La retenue d’eau
(lac) allait jusqu’au droit de Lavangeot ! L’Arne continuait tout droit vers le
Doubs.
Le « Moulin » faisait également
auberge et c’est là que se situe l’épisode tragique de l’Auberge Rouge, qui
donna dès 1610 le nom de Moulin-Rouge (voir encadré).
L’AUBERGE SANGLANTE
(extrait de Alfred VIEILLE, Orchamps et ses environs, ResUniversi, 1990, p. 134 et suiv.)
« (…) Sur l’emplacement approximatif de l’usine s’élevait autrefois une auberge de sinistre aspect qui longtemps troubla seule la monotonie du lieu solitaire. Monsieur de Jouy, dans son Ermite en province, consacre une page à l’histoire de ce cabaret
de Moulin-Rouge. (…) Elle n’était autrefois qu’un chétif et misérable cabaret où plus d’un voyageur trouva la mort. (…) [Les auteurs de ces crimes] subissent la peine de
mort, après avoir révélé une infinité de meurtres dont on avait jusque là méconnu les auteurs. La maison fut rasée et, sur ses ruines, on construisit un moulin (1), qui lui-même fut converti en forges.
Il fut ainsi question de placer un
bac pour relier le moulin à Eclangeot. En 1690, Joseph de Lintrey, maître
forgeron, s’installe dans le moulin (sans doute fermé depuis la tragédie de
1605-1610). L’endroit fut alors connu
sous le nom de Fourneau du Pont ou aussi fourneau du Moulin-Rouge.
Vers 1700, le fourneau appartient à
M. Matherot de Desnes, Seigneur de Romange, qui possède aussi le fourneau de
Romange.
En 1712, le Marquis
de Pourcheresse, maître des Forges de Fraisans, s’associe à M. de Desnes
(on dirait à ce jour, «
participation croisée » !). En 1745 apparaît le sieur Joseph Courty (originaire
de Bonnal) qui a fait fortune à Paris. Il rachète les forges de Pesmes puis
celles de Montrambert. En 1775, Courty se fait adjuger la Seigneurie de
Lavangeot, puis celle de Lavans et prend des participations dans Dole, Foucherans,
Rans, Fraisans (en plus de Moulin-Rouge, Romange et Montrambert).
Courty devient un vrai maître de forges
!
En 1772, Moulin
Rouge produisait 1300 milliers de fonte (700 tonnes), 500 milliers de fer
(250 tonnes) et employait environ
vingt-deux ouvriers en 1790.- 7500 mètres cubes de charbon de bois. A la
Révolution (1789) les maîtres disparaissent prudemment et l’ensemble de forges
devient
la Société Caron frères jusque vers
1845. Une grande partie des forges sous contrôle des frères Caron produit
environ 27000 tonnes de fonte et 26000 tonnes de fer par an.Puis en 1854, les
Caron cèdent l’ensemble à la « Société des Forges de Franche-Comté » dont le
siège est fixé à Besançon. Malgré une forte activité à Fraisans, les
difficultés financières, puis sociales s’accumulent. Il est décidé de
moderniser Moulin-Rouge ; les diverses
autorisations administratives sont obtenues. Mais, en 1865, la Société des Forges
vend le site de Moulin-Rouge à un responsable de Fraisans, Justin Crebely originaire
d’Ounans). On a longtemps pensé que Moulin-Rouge n’était qu’une fabrique de
charbon
de bois, alors qu’il faut parler de
distillation du bois ou carbonisation du bois en vase clos.
Le charbon de bois était depuis
toujours fabriqué « en forêt » (il faut aller voir les charbonniers
aux « Baraques du 14 » à la Vieille
Loye !).
Le temps de mettre en place la
nouvelle usine, Justin Crebely avait monté un commerce de bois et de charbon de
bois à Dole. En 1870, l’usine de carbonisation distillation du bois de
Moulin-Rouge était née. En 1886, Justin Crebely est élu Vice-président de la
chambre de commerce du Jura. Il est un notable remarqué. Il installe en 1887 deux
fours à chaux puis en 1898 une petite turbine électrique de 50 KWh entre le
canal et l’Arne.
Vers 1895, l’usine consommait 15000
stères de bois par an pour produire :
- 7500 mètres cubes
de charbon de bois,
- 2500 tonnes d’acide
pyroligneux.
En 1899, le fils de
Justin, héritier présomptif, meurt à 42 ans. Son épouse Marie a 33 ans.
En 1900, Justin meurt à son tour (71
ans). L’usine revient à la veuve Marie, mais elle n’y connaît rien. Elle
engagera dès 1900 un directeur, puis en 1906, un autre (M. Kurtz) qui mourra
tragiquement
à Dole en 1911, dans des
circonstances non élucidées. Dès 1906, apparaît M. H. Soupey, Ingénieur
des Arts et Métiers de 43 ans, de
retour de St Petersbourg après quinze ans sur un site métallurgique
(Droujkowka), en fin de contrat. Une
femme, trois enfants, une petite fortune, il est spécialiste en gaz de hauts
fourneaux. Il tente de trouver une place à Fraisans. En vain car les forges ont
réduit leurs activités. Moulin-Rouge l’accueille où la veuve Marie Crebely est
alors secondée par M. Kurtz.
En 1911, à la mort de ce dernier, H.
Soupey prend la place de directeur, modernise l’usine puis la rachète. En 1911,
M. Soupey perd son épouse, atteinte de tuberculose.
L’usine est devenue
un fleuron du Nord Jura. Le produit phare est l’acétate de soude. M. Soupey est
le gentleman de Moulin-Rouge, il sort et reçoit beaucoup. La production de 1913
est la suivante :
- 100 tonnes par mois
de charbon de bois épuré,
- 15 tonnes par mois
de goudrons,
- 10 tonnes par mois
de méthylène (alcool de bois),
- 39 tonnes par mois
d’acétate de soude,
Pour une consommation de :
- 2000 stères par
mois de charbonnette,
- 150 tonnes par
mois de houille (pour lachaudière),
- 30 tonnes par mois
de carbonate de soude (pour l’acétate).
En 1923, M. H.
Soupey, veuf depuis 1911, constate que son fils ne veut pas reprendre l’usine et que sa fille Suzanne est atteinte elle
aussi de tuberculose. Il signe un accord avec M. Drouhot, de Dijon, lui loue
l’usine en restant administrateur, et quittera l’usine à la fin de 1923, puis
Moulin-Rouge en 1925. Mais M. Drouhot n’est qu’un financier. Il exige de M.
Soupey qu’il trouve un successeur.
Ce sera M. E.
Gaveau, 24 ans, Ingénieur des Arts et Métiers comme lui, qui débarque à Moulin-Rouge
au début de 1924. Celui-ci prendra en charge une usine en pleine puissance.
La consommation de
charbonnette est passée à 2500 stères par mois (plus 200 stères par mois de
bois de chauffage pour les fours). Afin de s’assurer ces approvisionnements importants,
M. Gaveau devient
exploitant forestier
(achat de coupes, bûcherons, sciage de long et vente de grumes et traverses).
Cette activité occupera 50 % de son temps et fait qu’il sera connu de tous dans
la région. Il sera même Président du syndicat des marchands de bois du Jura,
section feuillus, pendant dix ans.
La charbonnette est transportée
par voitures avec chevaux (dix-huit chevaux et cinq boeufs en
1925 !). Le bois
vient aussi d’exploitants voisins (Benoit de La Barre, Besson d’Etrepigney,
Blondeau de Lavangeot, Thouilly d’Eclans, Dutrot d’Orchamps, Gigard d’Etrepigney,
…).
Le bois, en
charbonnettes (4 à 10 cm de diamètre) stockées autour de l’usine (parc à bois) devait
être sec au maximum. Chargées dans des cornues (d’une contenance d’environ
quatre stères), sortes de grosses cocottes-minute de deux mètres de diamètre,
conduites au four pendant environ huit heures et enlevées pour décharger 300 kg
de charbon de bois. Les plus anciens se souviennent de l’odeur de distillation
et des cornues qui traversaient la route ! Le système, un peu modernisé en
1934, permettait de distiller environ 4000 stères par mois.
Les produits étaient
vendus :
- à Billault, Paris,
pour l’export : acétate et méthylène,
- à Blondeau,
Besançon : méthylène,
- à Acticarbone,
Paris : goudrons,
- à P. Luc, Nancy : écorces
pour tanins,
- à Aupècle, Chalon,
et la Verrerie de la Vieille Loye : petit bois pour verrerie,
- à Rigaud, Lyon :
charbon de bois en gros sac,
- à divers : charbon
de bois emportés ex usine.
Vers 1935, on assiste
à des ventes étoffées de charbon de bois en petits conditionnements (50 et 10 litres)
pour allume-feu et camions (début des gazogènes). Moulin- Rouge avait un marché
de 10 000 sacs par an (50 litres) avec Guichard-Perrachon de St Etienne (marque
Casino). En 1935, M. Gaveau devient PDG. A la veille de la guerre de 1939-45,
l’usine produisait environ 200 tonnes par mois de charbon de bois et 12000
litres par mois d’alcool méthylique. L’usine fut déclarée « stratégique » sous
l’occupation : charbon de bois pour camions gazogènes et alcool réservé aux
médecins.
On était en zone
occupée interdite ! L’usine achète un camion « Latil » dès 1944 (qui sera bien
sûr équipé au gazogène). Le bois arrive soit par charrettes, soit par camions (le
« Latil » et les camions des frères Siclet). Deux charretiers avec cinq
charrettes par jour de toutes provenances (forêt de Chaux, bois de Lahier, bois
Boucot, Serre).
Dès 1945, l’usine
doit faire face à de graves problèmes financiers (hausse des salaires et prix
de vente bloqués par décision du gouvernement). En 1950, il est décidé
d’installer un nouveau four vertical remplaçant les cornues (système nouveau
depuis 1942 et qui est encore utilisé- en 2004 sur plusieurs sites) et qui
permet de réduire les coûts de main d’oeuvre. L’investissement est lourd.
On sait qu’en 1954,
il fallait approvisionner le four de 850 stères par semaine (près de 3500 stères
par mois !). Mais le prix du bois augmentait en raison d’une rareté organisée
par les Eaux et Forêts, et de l’inflation du coût de la main d’oeuvre. Enfin,
les prix de vente du charbon étaient bloqués.
La mort dans l’âme,
M. Gaveau, PDG, décidait en 1956, de stopper et déposer le bilan de la société.
Il s’ensuivra la
liquidation amiable fin 1956.
Pour en savoir plus
:
Joseph GAVEAU, « MOULIN
ROUGE : Historique d’un site industriel du Jura »,
chez l’auteur, 2001.
La distillation
permettait de récupérer les «fumées» et les chimistes savaient que les produits
issus de ces fumées avaient de l’avenir. Le charbon de bois obtenu en fin de distillation
devenait «épuré». Egalement d’ailleurs, vers 1850, on commençait à distiller
aussi le charbon de terre (la houille) pour obtenir des gaz (gaz de ville) et goudrons
(brais) et restait le «coke» qui servait surtout à l’élaboration des fontes et aciers.
Le coke est très voisin du charbon de bois.
Les «fumées»
condensées et débarrassées de leur eau prenaient le nom d’acide pyroligneux. Du
liquide pyroligneux on savait (par cracking à la vapeur) tirer acide acétique, alcool
méthylique, acétate de butyle. On savait aussi qu’avec réaction sur la soude,
on pouvait obtenir un produit appelé l’acétate de soude qui permettait de
fabriquer un fil synthétique nouveau, très fin, du nom de soie artificielle ou
rayonne, ou soie à l’acétate (invention du Comte de Chardonnet – Besançon –
1884).