Récits de Max BERNARD sur Lavangeot : Joséphine + voir page suivante

Max Bernard est resté un "lavangeotais" de cœur. Il passa de nombreuses vacances au village après guerre et dans les années cinquante. Fin observateur de la vie du village de l'époque et historien dans l'âme, il nous fournit ici probablement une des plus anciennes photos de Lavangeot connue, sous forme de carte postale. Elle date de 1910.


Et des souvenirs, il en a ! Il a rédigé quelques récits et nouvelles dont celle-ci parue dans "La Veillée des Chaumières" le 19 janvier 2011. La soupe aux corbeau, vous connaissez ?
Merci à Max.   
Joséphine


Si un jour d'été caniculaire la maison de Joséphine était plus étouffante qu'un sauna suédois, c'est qu’elle faisait en plus un bon feu de bois. Mais à la campagne, on ne gâche rien, pas plus un trognon de pain qu'une bûche de foyard. Et si toute la journée la cuisinière en fonte débordait de calories, c'est qu'il y avait une bonne raison. Oui, elle préparait la soupe du soir dans une énorme marmite en fonte. Oh! Pas un vague brouet fait de médiocres reliefs, mais une gâterie exceptionnelle, la soupe de corbeaux ! Qui serait le régal de toute la semaine. Je me trouvais un jour chez elle lors de la préparation de cette grande réjouissance gastronomique, et tous deux accoudés à la table de cuisine capharnaüm, nous parlions, mais surtout elle. Je tendais bien l'oreille, car avec son patois francisé, ]`avais bien du mal à tout comprendre. Mais l'oreille s'habitue, et les gestes font le reste. ll fallait aussi que mon corps fût à l'unisson, et ce surplus de canicule obligatoire me faisait sommeiller. J'eus l'instinct bestial de chercher la fraîcheur. J'ôtai mes espadrilles et plaquai résolument mes pieds nus sur les pierres glacées du sol. Ce fut l'émerveillement d'un regain de bien-être. J'étais prêt a souffrir un peu moins et à goûter ses propos savoureux. ll faut dire que Joséphine avait gardé son caraco en laine écrue, ses sabots fourrés de paille et ses chaussettes en laine... Enfin, dans le crépitement des bûches assassines, Joséphine parla tout doucement: « Tu voué Max, auje-de je fais une soupe de corbeaux, et j`y ai même mis deux miaules. Ce qui, traduit, signifie : « Tu vois, Max, aujourd'hui je fais de la soupe de corbeaux, et j'y ai même mis deux merles. ›› Je continue en français. « C'est mon Tor (Victor) qui les a tués à la chasse… C`est pas souvent...  Il sera content ce soir. ›› Silence après silence, j`observais sa cuisine d'un autre âge qui ressemblait à un labyrinthe à trois dimensions. << Le Tor est à l'usine aujourd’hui. Il est courageux, et le soir il tousse beaucoup. On m'a dit que c'est pas bon ce qu'il respire... ›› Oui, je savais, son fils travaillait dans une distillerie de charbon de bois, fabriquant de nombreux produits chimiques dangereux avec des méthodes du Moyen Age, et sans protection aucune.
<< Tu sais, le Jean, mon autre fils qui est plàtrien je le vois pas souvent. Il travaille trop loin. Il n'a pas eu la vie facile. ll est né là, tu vois, dans le champ derrière la maison. J'y faisais mon ouvrage quand le bon Dieu me l'a envoyé. Heureusement, j'étais pas loin. Je m'en suis revenue ici et j'ai fait un bon feu de bois. Je l`ai bien lavé, mon Jean, et il s'est endormi tout de suite après une bonne tétée. Sur le soir, je suis allée finir mon ouvrage dans le champ. Ce n'était pas bien dur, je n'avais qu'à ramasser les javelles... Et j'ai vite fini, car mon petit m'attendait. Tu le connais pas mon fils aîné, Henri, il a fait des études. Il a fini premier au certificat d'études du canton. Il est maintenant chef de gare à Malesherbes. Tu vois que je l'ai bien élevé! Le bon Dieu m'a repris mon mari quand il est revenu de la guerre de 14. Il est mort en crachant du sang. L'air de la mer du Nord, au bord de l'Yser, ne lui convenait pas. Il paraît aussi qu'à la guerre ily avait des gaz mauvais. Mais ici, avec le bon air de la forêt, il aurait dû se remettre. Enfin... là-haut, il est bien... Avec toutes les messes que je fais dire au curé! ›› Je savais que Joséphine avait une foi chrétienne inébranlable. Tous les dimanches, elle allait à la messe de 11 heures, n'hésitant pas à parcourir 2 kilomètres à pied sur un chemin caillouteux, courbée par les rhumatismes, arc boutée sur un solide coudrier ; pour s'y rendre. Son credo était simple, comme ses repères liturgiques : « A la messe, on se sent bien, les chants et les prières parlent du bon Dieu et des saints, le curé ne dit que de bonnes choses. ›› Et sa parole lente et profonde s'égrenait comme à confesse, dans les volutes de sa soupe de corbeaux, qui s'élevaient  telle une prière. C'était un hymne à la vie, un cours de philosophie appliquée. Je dus partir, et après de grosses bises et quelques fruits glissés dans mes mains, elle me fit promettre de revenir souvent.
 Je me souviens de ses joues fraîches comme de la rosée, qui sentaient bon les pommes et l'oignon du jardin.
Max BERNARD