Le café Bataillard / Les papillons bleus / Koribèche, voleur de poules

NOSTALGIE : LE CAFÉ  BATAILLARD


Dans le temps, il existait à Lavangeot un commerce reconnu d'utilité publique. Il était exploité, avec combien de dévouement, par Madame Bataillard secondée par deux de ses filles, Rose et Gabrielle. Sans le savoir, elle avait réussi à créer un carrefour de rencontre et de convivialité. Son magasin faisait office d'épicerie, mercerie, café-restaurant, bureau de tabac, voire hôtellerie et sur commande, poisson du Doubs et volaille fermière. Et cerise sur le gâteau, on y trouvait aussi une cabine téléphonique.
Ce lieu de rendez-vous ouvert tous les jours, toute l'année, aux horaires fixés par la clientèle, surpassait de très loin nos modernes et impersonnelles supérettes. L'accueil dans ce lieu hors du temps, reflétait une harmonie certaine, mais parfois déroutante. Pour arriver dans ce site inclassable il fallait d'abord se frayer un passage parmi des volailles parfaitement autonomes. Alors le seuil franchi, les odeurs savamment dosées de tabac gris, de Pernod, de relents de bonne cuisine, d'épices variées nous transportaient au jardin des sensations. S'y ajoutaient parfois les effluves corporelles des ouvriers en sueur attablés devant un ''broquet''* de vin, avec des émanations acres de leur usine chimique de Moulin-Rouge.
Le café épicerie de la maison pouvait aussi surprendre les ruraux d'occasion que nous étions, car les pensionnaires de la basse-cour ne faisaient aucune différence entre le poulailler et le magasin. Tant est si bien que les volailles bien choyées laissaient très souvent des traces de leur passage non loin des sacs de graines et autres féculents. Bref ! On était à l'avant-garde de l'écologie raisonnée : des animaux en liberté nourris à volonté de produits naturels. Le seul souci pour ces volatiles était de se faire tuer sur la route, ou d'être embarqués par une buse.
A l'heure de l'apéritif anisé ou blanc limé, l'animation atteignait son paroxysme, avec des conversations savoureuses où la pêche jouait un grand rôle. Ainsi un jour, un vacancier bien intégré s'avisa de vanter son permis de pêche qui lui permettait de pêcher avec trois cannes simultanées, soit du bord, soit en barque. Un vieux matois des rivières intervint goguenard ''Ah! Vous avez acheté un permis de pêche ? Moi je n'en ai pas besoin, car il y a longtemps que je sais pêcher. Ce n'est pas comme pour les bagnoles, là il faut apprendre.'' Rigolade généralisée sur ce syllogisme d'un braconnier un peu jésuite.
Comme dans tous les cafés, y séjournaient d'indéfectibles piliers de bar. La Mère Bataillard soucieuse du renom de son commerce intervenait ainsi : ''Dîtes ! Je crois bien que vous avez assez bu. D'ailleurs c'est l'heure de la soupe, vos femmes doivent vous attendre.''. Et la réponse avinée, mais conciliante : ''vous avez bien raison Madame l'alcool n'est pas bon pour la santé. Comme le dit le curé, il rend fou et apostolique''
En fait, avec une bonne clientèle toujours loquace et renouvelée on apprenait les nouvelles et on-dit de toute nature. C'était le journal parlé à toute heure.


La cabine téléphonique jouait aussi un rôle non négligeable. C'était vraiment un plus, elle donnait des nouvelles de ''l'étranger''. Quand sa sonnerie se manifestait, il se faisait alentour un profond silence....il fallait bien essayer de décrypter quelques bribes de la conversation. De toute façon, pas de souci pour en savoir plus. Dès le téléphone raccroché, la patronne donnait plus amples informations.
Par exemple, on apprenait que le parisien Mr Desmoulins arriverait demain en gare de Moulin-Rouge à 18 h 20. Le lyonnais Mr Bernard demandait de prévenir son fils pour lui préparer son attirail de pêche pour demain. Etc...etc...on savait tout … bien avant le destinataire. Et puis les conversations reprenaient sur d'autres sujets. Par exemple : Tiens! Voilà notre jardinier qui fait des miracles. Qu'est-ce qu'il va nous raconter aujourd'hui ? Et de fait, à peine installé, il lançait à la cantonade : ''Vous savez je viens de finir mes trente pots de conserve de cornichons''. Une cliente, les yeux écarquillés : ''Mais pourquoi en faire autant?'' Réponse : ''cette année c'est la communion de ma fille, alors il faut prévoir large pour les repas''. Et la conclusion douce-amère de la brave dame ''j'espère qu'il n'y aura pas que des cornichons à votre table''.
Ainsi allait la vie rurale à la sortie de la guerre. Rien n'était idyllique, mais il existait un lien communautaire naturel. Etait-ce mieux que maintenant ? A chacun d'apprécier. Mais en l'espace de 60 ans, nous avons changé de planète. Le progrès et le confort matériel ont anéanti toutes nos anciennes valeurs. Les humains ne s'entendent sur rien, sauf pour toujours contester et se replier sur soi. Si aujourd'hui il existe une certaine nostalgie du passé, ''C'est qu'il y a du bon à prendre'' comme disait Albert Thiébaud.
* ''BROQUET'' : Carafe de vin d'environ 40cl que l'on servait à l'ouvrier agricole qui chargeait les gerbes de céréales sur les voitures, au moment de la pause. Ce mot est dérivé du nom de cet ouvrier, appelé broqueteur.





Papillons bleus


Autrefois, au crépuscule d'une journée chaude, on voyait, dans les caniveaux peu reluisants qui recueillaient les eaux usées des villageois de Lavangeot, se poser une myriade de papillons grands comme des timbres-poste.
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Le jeu était de les déranger pour qu'ils s'envolent et éclairent de leur vol lumineux une soirée languissante. Un entomologiste chevronné aurait pu donner  de savantes explications sur leur apparition soudaine, ainsi que le nom de l'espèce à laquelle ils appartenaient (ce papillon s'appellerait << lycène ››). Curieusement, ces insectes ont disparu au moment de l'implacable remembrement rural...
Malheureusement, la disparition quotidienne d'espèces vivantes presque inconnues n'émeut que les rêveurs et certains savants atterrés. Et vous savez ce qu'i|s faisaient les papillons bleus? Ils venaient pondre leurs œufs qui, une fois devenus larves, se nourrissaient des reliquats peu ragoûtants de l'activité humaine. Les caniveaux ne sentaient jamais mauvais, et les maladies infectieuses graves n'existaient plus.
C'est une évidence mathématique, la population de Lavangeot est restée constante pendant plusieurs siècles. Peut-être grâce aux papillons bleus...


KORIBECHE 


Etait-ce la torpeur bien connue du mois d'août ou déjà le manque de personnel pénitentiaire, le fait était là ! Koribéche, un voleur de poules de haute volée s'était échappé de la citadelle de Besançon, où il purgeait quelques jours de prison. Impensable ! S'échapper d'une forteresse impénétrable depuis plusieurs siècles pour arriver à ce maudit jour de 1950 pour y voir une évasion, dépassait l'entendement. Bref ! Les journaux alléchés par cet impensable fait divers, de renchérir d'articles alarmants avec photos, et réussir à semer un trouble profond dans tout le canton.A la nuit tombante, la population se calfeutrait chez elle. A l'heure du coucher le silence devenait envahissant car on guettait le moindre bruit suspect. Malheur aux meubles qui craquaient dans la nuit, on ne dormait plus. Si un chien aboyait à une heure indue, c'est que forcément il sentait une présence humaine malfaisante. Tant et si bien que le sous-préfet de Dole fit passer un avis de mobilisation à toutes les communes pour arrêter le voleur.
Le maire de Lavangeot fit comme tous les autres, et prit un arrêté municipal pour convoquer tous les hommes valides, afin de procéder à une battue de chasse à l'homme. Ainsi un beau matin, dès l'aurore, une trentaine d'hommes de Lavangeot, se retrouvèrent à la lisière de la forêt voisine, tous munis de leur fusil de chasse chargé de chevrotines. Après palabres, ils se déployèrent lentement dans le maquis de la végétation forestière. Oh ! Pas trop profondément... il faut quand même prévoir un chemin de repli. L'opinion générale était que ce Koribèche devait avoir un grand couteau comme tous les Arabes, qu'il ne faisait pas de bruit, qu'il pouvait nous voir sans être vu, etc...etc... Un paysan eut l'idée d'amener son redoutable limier pour trouver des indices. Il se fit vite rebrouer, car le chien allait aboyer et le malfaiteur saurait vite à quoi s'en tenir. Le mieux pour tous les combattants était de se poster à la lisière de la forêt et d'attendre une apparition éventuelle. Il était bien convenu dans ce cas, qu'on ne tirerait pas avant d'avoir fait les trois sommations réglementaires.
Et la matinée se passa ainsi sans autres bruits que ceux du passage des trains S.N.C.F. La patience a des limites, et sur le coup de midi, l'avis général fut qu'il fallait aller manger et peut-être prendre aussi l'apéritif. Avec toutes ces bonnes raisons, la troupe leva le camp... d'autant plus que cet évadé avait peut-être pris un des trains entendus dans la matinée... alors à quoi bon !
D'un seul homme, les trente rescapés de l'inutile se retrouvèrent chez la Mère Bataillard. Vous connaissez, c'est le café, restaurant, tabac, épicerie, mercerie du village. Et dans la grande salle des banquets, aux bruits des verres qui tintent et qui trinquent, une joyeuse tablée mit la plus grande animation dans cet estaminet multi services. Tout allait bien dans le meilleur des mondes d'autant plus , et c'est bien connu, qu'après deux ou trois canons entre amis, l'ambiance devient toujours très détendue!
Sur ces entrefaites le facteur en fin de tournée amena les dernières nouvelles... les vraies... les gratuites... les attendues... et orales. Sans se faire prier de l'invitation à trinquer, notre préposé indispensable s'exprima d'un seul jet : Il y a du nouveau, Koribéche est passé cette nuit pas loin d'ici à Dampierre. Un couple de campeurs installé au bord du Doubs s'est fait voler pendant leur sommeil. Le matin en se réveillant ils ont vu leur toile de tente fendue au niveau de leur oreiller. Le portefeuille qu'ils cachaient sous leur tête avait disparu. Rien vu, rien entendu, pas de violence... il est malin ce Koribèche. Un froid d'abbatit au milieu des effluves alcoolisées et des volutes de gros gris. Finies les réjouissances. Dans le silence, toute la troupe leva le camp. Chacun reprit son fusil après l'avoir bien vérifié.
Pour la population , deux ou trois jours passèrent dans une angoisse larvée qui se voulait décontractée. Les travaux des champs ne se faisaient qu'en groupes. Les commerçants ambulants étaient attendus avec impatience... ils avaient peut-être des nouvelles, eux.
Et un matin, à l'heure du laitier, l'information se répandit dans l'allégresse de la délivrance. Koribèche avait été arrêté à Dole dans le jardin du chef de gare, où il se délectait des fruits de saison. Il avait parcouru une cinquantaine de kilomètres à pied en suivant le tracé du chemin de fer Besançon-Dole en se jouant des battues et autres pièges de la maréchaussée. Ce grand prédateur retourna à la citadelle de Besançon, condamné à 21 jours de prison au lieu de 15.
Les divagations de l'esprit furent vite étouffées, et le bon sens paysan reprit ses droits. Koribèche fut relâché au bout de son temps. Les journaux ne consacrèrent à sa libération qu'un maigre entrefilet aussi insipide que l'arrivée d'un nouveau percepteur.
                                                  Max Bernard